Pierre Henquinez
HIS F08
Second semestre 2004-2005
Préface
C’est pourquoi il m’a fallu abandonner mes recherches précédentes, afin de mener à bien l’exploration de la vie, de l’œuvre d’Olivier Misson : Libertalia. Ce récit est tellement contestataire à l’époque, sous couvert d’histoire vraie, qu’il n’est encore aujourd’hui que peu diffusé : la seule version disponible est éditée par L’Esprit Frappeur, maison peu « conventionnelle ».
Histoire de la pensée européenne donc, vie et mort d’un Européen, etc. L’écueil était de ne pas perdre de vue les côtes africaines. Pour autant, il ne fallait pas négliger l’aspect idéologique omniprésent. Aussi me paraissait-il intéressant d’étudier, via le prisme de cette pensée, et des réalités d’alors, ce que pouvait penser un gentilhomme de l’an 1700 de ses semblables africains.
Le texte étant difficile à trouver, je me permets de le joindre à ce court mémoire, ce dernier n’étant finalement qu’un commentaire de document…
« Libertalia » à Madagascar, ou ce qu’il en reste…
LIBERTALIA
Le texte étudié est le dernier Livre de L’Histoire générale des plus fameux Pyrates, œuvre publiée en 1724 par Daniel Defoe sous un nom d’emprunt, Captain Johnston. Comme traduction, nous nous contenterons du livre paru aux éditions L’Esprit Frappeur en 1998, sous le titre Libertalia, une utopie pirate, traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve.
l’aube du XVIIIème siècle le verra devenir conservateur. Son ironie lui vaudra même de la prison. Aussi, sans doute refroidi, il se tourne vers la fiction et connais la gloire avec une œuvre tardive (1719), Robinson Crusoé. Les récits d’aventure connaissent alors un vif succès ; il en profite pour publier de nombreux récits prétendus véridiques, comme Moll Flanders, Lady Roxana ou l’heureuse catin. Quelques années avant sa mort, il publiera, sous un nom d’emprunt, l’ouvrage dont est extrait ce récit d’une énième aventure pirate, celle de Misson.
Durant la période de découverte qu’est ce début de XVIIIème, les publics européens raffolent de ce genre de récits, présentés comme vrais. Le lectorat visé est certes le grand public lettré de l’Angleterre de 1724, notamment ceux qui vivent au contact des nombreux marins anglais, intarissables lorsqu’il s’agit de conter leur vie au fil des océans. Cependant, un fort parti pris transparaît au fil des pages : concernant une réalisation « utopiste », cela vaut alors engagement. Le public visé est donc aussi l’élite intellectuelle et politique anglaise, les lecteurs issus d’une société muselée, censurée, sachant lire entre les lignes. Le célébrissime Defoe préfère même publier sous nom d’emprunt…
Il s’agit ainsi du récit de la vie romancée d’Olivier Misson, et de son œuvre novatrice, Libertalia. Protégé par son nom d’emprunt, l’auteur nous raconte, à travers l’histoire d’un homme, la genèse, la gloire puis la chute d’un idéal de liberté, tel qu’idéalisé alors. Ainsi, outre le simple récit d’aventures, il expose ce que pourrait faire un homme pétri de qualités de l’Honnête Homme. Les raisons du choix d’une telle vie prennent une place considérable, relatant ses origines, ses rencontres, ses choix, mais aussi les alea d’une vie qui n’aurait jamais dû déraper de la sorte, faite de hasards plus ou moins heureux : on y retrouve aussi les origines de Defoe, qui dut son ouverture d’esprit à ses voyages, malgré une éducation rigoriste. Une fois Libertalia « fondée », l’auteur s’essaie à un exercice littéraire alors très en vogue, décrire comme avérée une société intrinsèquement juste, du moins telle qu’il l’entend. Pourtant, dater précisément le récit de Libertalia tient de la prouesse : il s’agit a priori d’une fiction, sans doute basée sur des faits réels (Defoe fréquentait les tavernes à marins et les geôles à pirates, en prenant des notes). L’auteur nous explique, en dernière page, comme pour donner de la véracité à son récit, qu’il a obtenu le journal de bord de Misson grâce à un ami, lequel l’aurait trouvé dans les papiers laissés par un ancien compagnon de Libertalia, mort tranquillement à La Rochelle bien après ladite aventure. La marge est considérable. L’auteur n’avance absolument aucune date, ne donne que des noms de bateaux. Mais y accoler une date précise, froidement, reviendrait à vouloir rendre réelle une fable. Nous considèrerons, en effet, qu’il s’agit d’une fiction, qui est censée se dérouler à la fin du XVIIème siècle.
A cette époque, l’Angleterre s’est dotée d’un nouveau régime, la monarchie parlementaire. L’Europe de Louis XIV est à feu et à sang, les guerres se succèdent entre puissances continentales. Les conflits connaissent des répercussions par delà les océans : si Jean Bart se cantonne au littoral français, la guerre maritime fait rage sur toutes les mers connues. Qu’ils soient pirates, flibustiers, forbans, corsaires, navires de guerre ou marchands, le conflit est permanent, le champ de bataille partout… La rivalité franco-anglaise bat son plein, mais d’autres puissances sont présentes, comme la Hollande ou le Portugal. Par leur pouvoir de nuisance, des organisations pirates joueront aussi un rôle non négligeable, comme la mythique mais néanmoins réelle Flibuste et son repaire, l’Ile de la Tortue et New Providence.
Pourtant, à cette époque peu sereine, de nombreuses parties du Monde restent inexplorées. Si le littoral américain est connu, l’Afrique reste le continent mystérieux par excellence. Bien que Vasco de Gama en ait fait le tour dès 1498-1499, bien que les puissances européennes possèdent toutes des comptoirs le long du littoral, l’intérieur reste terra incognita. L’Océanie reste tout simplement ignorée : il faudra attendre les années 1760 pour qu’on découvre un
continent aussi vaste ! Pourtant, la curiosité scientifique –et le commerce- incitent les puissances européennes à reconnaître le plus de terres possibles, pour des raisons stratégiques et commerciales évidentes. L’imaginaire peut s’échapper vers des horizons semblables au Paradis sur Terre.
La littérature suit ce mouvement : l’époque est aux récits de voyage. Rusant avec ce genre narratif, Thomas More (1478-1535) inaugure en 1516 un nouveau vocable, Utopie, titre-éponyme de son œuvre magistrale décrivant la société idéale, sous couvert de récit de voyage. Jusqu’à l’époque qui nous concerne, ces deux littératures seront prolifiques. Il est souvent difficile de faire la part de réel dans ces écrits, et donc de les classer dans l’une ou l’autre catégorie. On peut citer, comme ouvrages publiés autour de 1724, L’Ile des Amazones, de Lesage (1718), Relation d’un voyage du Pôle arctique au Pôle antarctique par le centre du monde (Anonyme, 1724), ou Les voyages de Gulliver, publiés par Jonathan Swift en 1726. Ce récit de la vie de Misson fait partie de ces œuvres.
Une fois suffisamment enrichi par des prises de navires marchands, l’équipage de La Victoire, le navire de Misson, opte démocratiquement pour l’Afrique plutôt que le repaire habituel et sûr que sont les Caraïbes. Au travers des descriptions et autres considérations de l’auteur et des personnages, ce récit nous livre de nombreux renseignements quant à la vision qu’avaient les européens du continent africain au début du XVIIIème siècle.
Sommaire :
I) La piraterie des côtes africaines
A) Les différentes puissances européennes du littoral africain
B) Intérêt des lieux
C) Pourquoi l’Afrique plutôt que les Antilles (page 49)
II) La vision de l’Afrique et de l’Africain par l’européen lettré du XVIIIe siècle
A) Bref historique
B) Rencontre avec les naturels
C) Vision de l’Africain, selon Misson
III) L’Africain, ou comment appréhender la différence
A) Les Comoriens
B) Les esclaves saisis
C) Les natifs de la Grande Ile
La Piraterie des côtes africaines Vers 1700, la façade maritime de l’Afrique Occidentale est constellée d’une myriade de comptoirs tenus par quelques puissances européennes. Pionniers, les Portugais ont exploré les côtes du continent, et en ont profité pour y fonder des comptoirs, d’abord relais maritimes permettant de se repérer dans l’espace, sur leur route vers les Indes. Néanmoins, ces escales devaient être aussi pourvoyeuses d’eau et de vivres fraîches, le contournement de l’Afrique demandant des mois de navigation. Aussi, les navigateurs devaient souvent s’approvisionner auprès de la population locale ; ils établirent ainsi des contacts commerciaux précoces, puis comprirent qu’il était intéressant d’acheter d’autres produits aux indigènes rencontrés. Ainsi naquirent ces comptoirs. Intéressées elles aussi, les puissantes maritimes européennes se lancèrent immédiatement dans ce lucratif négoce, entraînant de fait une concurrence féroce, pour contrôler les meilleures places. Aussi le Portugal se vit-il déposséder de plusieurs
comptoirs par les Hollandais, tout en assistant à l’installation de nouvelles places commerciales par les Anglais, les Espagnols, les Français, les Suédois ou les Allemands (Brandebourgeois), sur cette côte que les Portugais avaient nommée, dès 1444, la Guinée, ou Pays des Noirs.
L’Afrique présente déjà de nombreux attraits, pour qui veut s’enrichir, pour qui veut voyager. Il convient de rappeler ici que ce gros continent fut perçu longtemps comme un obstacle à contourner : les Portugais l’ont démontré, leurs explorations du littoral (Antam Goncalves, Ca Da Mosto, Dias et enfin Gama) n’ayant pour but que de baliser la route maritime vers les Indes… Tout de même, l’arrière-pays, vécu comme un enfer impénétrable et malsain, offre des ressources appétissantes, qui permettent déjà, au XVe siècle, de rentabiliser les voyages d’exploration : les premiers esclaves noirs sont capturés dès 1441 près du Cap Bojador, on négocie aussi l’or, le miel et la cire d’abeille, l’ivoire ou les peaux. Jusqu’au XVIIIe siècle, à de rares exceptions près (Le Cap…), les Européens ne font pas souche sur le continent, qui ne les intéresse guère. L’Afrique reste un monde maritime, ses habitants voient les navires croiser au large, comme pour mieux les éviter ! Cette route maritime entre l’Europe et l’Asie fourmille donc de navires, galions, bricks, sloops, qui transportent des marchandises : monnaie d’échange à l’aller, cargaison d’épices et autres denrées précieuses au retour. Par exemple, certains navires portugais menaient des toiles et des verroteries à Mozambique, qu’ils échangeaient aux sujets de Monomotapa contre de l’or, qu’ils échangeaient ensuite contre des épices en Inde, avant de les ramener pour les revendre à Lisbonne. Ces convois sont parfois accompagnés de navires de guerre, mais beaucoup de bateaux naviguent seuls, à leurs risques et périls. Très lucratif, ce commerce n’est donc pas sans danger !
Aussi, pour Misson et ses hommes d’équipage, lorsqu’ils pensent Afrique, la route des Indes les intéresse. De plus, ils pensent à s’assurer les bases arrières, car il leur faut un abri sûr. Ainsi s’organise le pirate : bien que marin, il doit pouvoir accoster régulièrement pour ses vivres et son eau, certes, mais aussi pour pouvoir profiter sereinement de ses larcins, qu’il lui faut aussi receler. Il eut été assez simple, au fond, de se rallier à la Flibuste, véritable organisation pirate des Antilles, bien structurée avec ses repaires, ses codes, et l’accès immédiat à la route des galions de La Havane, extrêmement lucrative. L’idéaliste qu’est Misson ne peut s’y résoudre, au vu de la mission dont il se sent investi. Il nous fait comprendre que l’Afrique est un continent neuf, et que les Amériques sont déjà « surexploitées » : les utopies nécessitent une terre vierge, et Defoe ne s’y trompe pas. Cela nous montre aussi une attitude expansionniste. La planète n’est pas entièrement explorée, on peut alors voir plus loin. L’exemple de la Colonie du Cap, fondée en 1652, a montré qu’on pouvait s’installer sans trop de heurt, les « cafres » étant peu nombreux et archaïquement armés.
Ainsi, Misson a besoin d’un abri, en un lieu vierge. Son escale aux Comores, bien agréable puisqu’elle lui permit de prendre femme, sera pourtant une attente insupportable : ces petites guerres entre ces îles lui permettent de confirmer qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné. La Grande Ile, dont on ne connaît même pas les côtes, sera son Eden.
La carte ci-contre nous montre une extrême imprécision, due aux techniques de cartographie d’alors, certes, mais aussi due au fait qu’on ne connaît que les côtes, ne faisant « que passer ». L’intérieur des terres est le fruit de l’imagination de l’auteur, héritier des élucubrations de Ptolémée, premier à avoir décrit ce qu’il croyait être l’Afrique (Montagnes de la Lune…). On réalise qu’il s’agit du lieu rêvé pour fonder une base arrière pirate… L’Européen qu’est Misson veut une Afrique vierge de toute occupation humaine. Rappelons aussi qu’il est pirate : il doit donc fuir la répression des puissances maritimes qui le menace. Il veut sa propre Ile de la Tortue. L’Ile de Madagascar a
aussi excellente réputation quoique peu explorée : le quartier-maître de Tew « jugeait l’île aussi fertile que salubre, et baignée par une mer poissonneuse » (page92).
La vision de l’Afrique et de l’Africain par l’européen lettré du XVIIIe siècle
Héritière de la cartographie de Ptolémée, ce géographe du IIe siècle qui ne connaissait de l’Afrique que ce qu’on lui en avait raconté, récits plus ou moins imaginaires, métissés de légendes et autres croyance, l’Europe a longtemps cru qu’il lui serait impossible de contourner ce continent. Ainsi, les marins de Diaz se sont mutinés peu après avoir réalisé que cet exploit était accompli, terrorisés par l’inconnu où ils se trouvaient, empêchant ce navigateur d’aller plus avant ! Ils cherchaient désespérément le Promontoire, censé clore ce continent, qui séparait les océans Atlantique et Indien. Outre ces erreurs de tracé de carte, Ptolémée s’était aussi permis de décrire les habitants, humains et animaux -voire les deux à la fois- qui peuplaient les lieux, à comparer avec la description faite dans l’Apocalypse selon Saint Jean ! L’image suivante montre bien l’ancrage de ces idées dans le cortex européen : elle est l’œuvre de Jean Mocquet, directeur,
jusqu’en 1607, du Cabinet des Curiosités d’Henri IV. Il nous raconte, dans ses Relations de Voyage, beaucoup d’anecdotes, qui s’avèrent n’être que le reflet des croyances d’alors. Bref, lorsque Misson descend les côtes vers le sud, il a dans ses bagages des siècles de préjugés faux. Pourtant, il n’hésite pas à considérer les Africains comme ses égaux : il demande aux esclaves saisis sur ses prises s’ils veulent se joindre à lui, à sa communauté, comme il a fait avec des Anglais, des Hollandais par exemple ! Cet exemple nous permet de nuancer l’idée d’une pensée homogène européenne, fondée sur l’inégalité des races, sans perdre de vue la nature de Misson, fruit de l’imagination de Daniel Defoe, et donc de sa vision de l’Honnête Homme…
Gravure extraite des Relations de voyage de Jean Mocquet, 1610
La rencontre que font les Libertaliens avec des indigènes (pages 80-81) est très instructive à ce sujet. Avant tout, ils le désignent comme un « noir » : il s’agit bel et bien d’un être humain, lui donnant même des qualités digne de cet état. Il est un « brave indigène », capable de traiter ses semblables « avec beaucoup d’humanité ». Pourtant, le souvenir de la « félonie des Mohéliens » impose aux européens la plus grande prudence lorsqu’on les invite à venir visiter le village indigène. Ce cliché est par contre tenace : les Africains ne pourront se retenir de massacrer Libertalia, sans raison apparente, démontrant leur cruauté sauvage… Avant cela, ils se seront montrés bons commerçants, ayant perçu que Libertalia manque de bras, de bétail et de femmes : après leur premier contact, les « naturels » viennent troquer « cent têtes de bétail, ainsi que vingt esclaves mâles enchaînés à vingt-cinq femelles ». Misson encourage ces contacts, comme par curiosité. Mais qu’en pense-t-il ? L’ouvrage nous le montre comme un personnage intrinsèquement bon, capable de gestes incroyables pour l’époque, comme lorsqu’il abolit les châtiments corporels dès sa prise de commande du Victoire, ou lorsqu’il affranchit tous les esclaves qu’il saisit lors des prises. Le point de vue de cet homme, finalement de son temps, bien qu’idéalisé voire parfait, est primordial quant à savoir ce qu’un esprit éclairé de ce temps-là pouvait penser. Comme nous l’avions déjà dit, il abhorre l’esclavage ; Defoe met ici en avant sa conception humaniste, qui annonce le combat abolitionniste précoce des Anglais. Defoe exprime clairement son propre point de vue (page 51) : « Malgré les différences de couleur, de coutume ou de rite religieux qui distinguaient ces hommes des Européens, ils [les esclaves saisis sur le Nieuwstadt] n’en étaient pas moins l’œuvre du même Etre tout-puissant qu’Il avait doués de la même faculté de raison. »
Misson et son mentor, Carracioli, sans doute suite à l’éloignement de leur mère-patrie, sont extrêmement amicaux envers les Africains. Ainsi, ils se confondent en excuses lorsqu’ils ne remplissent pas leur engagement formel de ramener les « Juanniens » (Anjouanais) dans les délais impartis. Il s’agit là d’une marque de respect qui nous montre cette volonté de traiter d’égal à égal. Le traitement des « nègres » à Libertalia en va de même : on les habille (ils sont logiquement nus…), on les nourrit, et ils travaillent comme tout le monde. Bref, à la même enseigne ! Ainsi, lorsqu’il envoie Tew en mission dans le Golfe de Guinée, il lui adjoint « trente-sept nègres, dix-sept d’entre eux était des marins chevronnés ». De même, même si on ne peut pas estimer l’intervalle de temps nécessaire, Defoe nous dit que « les nègres étaient à présent instruits et se révélaient fort utiles » (page 102). L’Africain est donc performant, tant sur le plan physique, mais aussi intellectuel : la faculté d’adaptation n’est-elle pas la clé de l’intelligence ? On voit bien que Misson les considère comme des êtres humains à part entière.
Pourtant, mis à part le rôle de contremaître lors de la construction de pontons alloué à des « vieux nègres » (page 100), on ne parle d’eux que comme une masse humaine : aucun nom, aucune action individuelle citée. Il faut donc nuancer l’extrême modernité d’Olivier Misson, tout de même témoin de son temps. N’a-t-il pas déduit un peu rapidement, d’après des clichés bien connus, que les indigènes étaient musulmans comme les habitants de la Côte Swahili ? Il a suffit pour cela qu’ils montrent le ciel, et leur sexe circoncit…
L’Africain, ou comment appréhender la différence
Il convient de noter que Misson rencontre trois types d’Africains, biens distincts : les Comoriens, les esclaves saisis, et enfin les natifs de la Grande Ile. Tous trois seront conviés à participer à l’aventure libertalienne, mais différemment. Chaque fois que Misson mit pieds à terre sur les côtes africaines avant d’atteindre les Comores, ce fut en des comptoirs européens (Lagos, page 52), ou furtivement, sans rencontrer âme qui vive, comme lorsqu’ils enterrent un « brave Anglais » à « environ quatre lieues marines de la baie de la Table ». La première civilisation africaine rencontrée fut donc celle de l’île de Juanna, l’actuelle Anjouan. Aux premières descriptions correspondent une société bien structurée : le frère de la reine était « chargé de l’administration » (page 59). Les deux compères agissent comme s’ils avaient à faire avec un Etat européen : Carracioli propose de jouer sur les antagonismes entre les deux royaumes ennemis pour les mater. Diviser pour mieux régner. S’ensuivent des guerres, des représailles, des morts. Nous sommes loin de la société idéale tant attendue : finalement, ces peuples n’intéressent guère Misson. Il était pourtant prévenu : « l’un des Anglais l’avait averti que les navires européens à destination de Surat touchaient fréquemment à l’île de Juanna » (page 58). Quand il s’agit de la recherche du bon sauvage, un peuple déjà acculturé a perdu ses vertus. Defoe le montre clairement, en forçant le vice de Carracioli.
De même, les Juanniens savent se montrer cruels : lorsque Misson capture des Mohéliens (page 61), les premiers « étaient si enragés qu’ils ne firent aucun quartier. Si Misson et Carracioli ne s’étaient interposés, aucun des trois cents assaillants n’auraient survécu. » Aussi, face à un « prince, à qui il importait peu de conserver ses sujets » (le roi de Mohila), Misson réagit de manière sanguine, alors qu’il s’est auparavant interposé : Defoe nous suggère-t-il une contagion du mal au contact de ces africains acculturés, donc abâtardis ? La litanie de ruses et autres perfidies qui suivent le montrent. Pourtant, notre marin provençal « désapprouvait les mesures violentes. Opposé à tout ce qui lui paraissait ressembler à de la cruauté, il refusait que l’on cédât à une revanche sanglante. »
Defoe en profite pour donner son avis, teinté de protestantisme : « pour [Misson], de tels actes trahissaient une âme sournoise et craintive » (pages 68 et 69). Le suicide de la jeune veuve ne
fait qu’ajouter à l’atmosphère de cruauté ambiante (pages 72 et 73). L’équipage du Victoire n’a donc pas encore atteint sa destination, il lui faudra relever l’ancre pour trouver ce paradis.
Cet équipage a beaucoup évolué au cours de ses pérégrinations : de nombreux marins partis des Antilles sont morts au cours des combats, de nouveaux ont été adoptés. Au fil des abordages ont donc été incorporés des Anglais, des Hollandais, mais aussi des esclaves saisis. A la différence des autres Africains rencontrés par Misson, ceux-ci sont des continentaux. Ils sont donc rencontrés loin de leur terre d’origine : pirates et esclaves sont des déracinés.
Ils sont tout de même présentés comme des gens simples, voire simplets, des enfants : craintifs –ils étaient tout de même esclaves- et réagissant tous par mimétisme. Les affranchis ne savent faire que ce qu’on leur montre, suggérant ainsi leur état de nature, cher aux penseurs d’alors. Ils apprennent vite, mais superficiellement : la langue française se transforme en « une sorte de français cahotant et métissé » (page 101). On leur apprend des « rudiments », ne leur offrant que des taches simples à réaliser, comme la fabrication de ponton ou l’agriculture : « six familles indigènes s’établirent même parmi [les] planteurs, ce qui leur rendit service ». La division des tâches nous montre que, bien qu’apitoyé sur leur sort, Misson ne peut leur confier de responsabilité. La description de leurs qualités supposées (« fidèles, efficaces », montrent beaucoup de « bonne volonté », et même peureux : ils assurent qu’ils ne se révolteront pas, page 101) laisse transpirer un fonds de paternalisme fort, qui suggère de fait un sentiment de supériorité, unanimement approuvé dans la société européenne moderne.
Pourtant, Misson se reconnaît une similarité avec ces hommes-marchandise qu’il vient de libérer (page 51) : un destin commun. Ces nouveaux camarades viennent d’être libérés par le sort, par le hasard qui a permis au Victoire de croiser le chemin, ici, du Nieuwstadt, comme lui fut libéré de ses supérieurs par leur mort, lors de l’attaque du Winchelsea (page 26). Au fond, Misson incarne fort bien l’idée de la servitude volontaire, telle qu’énoncée par La Boétie… à ceci près que le sort a voulu qu’il puisse s’en émanciper : les esclaves libérés sont ses semblables. Il affirma donc, à la page 51, que « s’il s’était affranchi du joug odieux de l’esclavage afin d’affirmer sa propre liberté, ce n’était point pour asservir autrui. » Une fois de plus filtre la morale chrétienne que les lecteurs anglais réclament (« Tu ne feras point à autrui ce que tu ne voudrais qu’on te fît »), mais le ton est donné : Européens et esclaves noirs affranchis sont bel et bien égaux ! Et pourtant, le mariage mixte est proscrit, il faut attendre des Noires pour que « les nègres de Misson soient mariés […]. » Enfin, les Libertaliens ont aussi rencontré des « naturels », des natifs de la Grande Ile, Madagascar. Cela nous montre que ces hommes sont curieux de leur environnement, ne serait-ce que pour savoir s’ils partagent le territoire d’autres hommes : « un détachement […] décida de s’aventurer plus avant dans le pays ». Comme nous l’avons déjà signalé, l’intérieur des terres fait terriblement peur : on se souvient de la frayeur de prisonniers hollandais, page 94, lorsqu’on les menaça de les expédier vers l’intérieur du continent. Certains acceptèrent, « le reste souhaitant être employé à n’importe quelle corvée plutôt que relégué dans l’arrière-pays ». Nos Libertaliens ont moins peur, pétris de qualité comme tout Libertalien ! Suite à la rencontre avec « un noir armé d’un arc, de flèches et d’une lance » (page 80), et à la prise de contact amicale avec son clan, Misson peut enfin observer des Africains in situ.
Lorsqu’il achète des bœufs aux « naturels » (page 80), il sait que ceux-ci sont déjà élevés dans ce milieu naturel ; ils survivront aisément. Il fait donc preuve de curiosité, donc d’humilité, vis-à-vis des indigènes. Il admire sans doute leur capacité à vivre dans cette luxuriante nature, et comprend que sa propre survie dépend de sa capacité à les observer, les imiter, lui qui a grandi en Europe, avant de passer sa vie à bord. C’est sans doute cette capacité d’adaptation qui aura manqué à Libertalia, qui ne vivait que selon des principes d’organisation européens, et qui lui vaudront de ne pouvoir résister à l’attaque terrestre des indigènes « pour une raison
restée d’ailleurs mystérieuse » (page 122). Les autochtones pouvaient même déplacer leur village, ou apparaître de nulle part (page 97). Misson n’y verra qu’attitude guerrière, ce nomadisme n’étant provoqué que « par peur de leur nouveau voisin. » L’épilogue lui aura peut-être donné raison.
Conclusion
Grande leçon d’humanité, le récit de Libertalia, bien qu’imaginaire, permit à de nombreux lecteurs de rêver, mélangeant la littérature utopiste et la légende de la piraterie. Outre le dépaysement et les belles âmes, cette aventure nous offre un autre rêve, celui d’une première mondialisation, qui met en contact des hommes venus de continents, de milieux naturels, de cultures et de croyances très différents les uns des autres. Avant même de rentrer dans le détail, on est surpris de constater qu’un esprit éclairé du XVIIIe siècle avait compris que les êtres humains peuvent cohabiter malgré de telles différences. Aussi, Defoe nous transmet sa vision de l’Afrique et des Africains, comme celle des pirates qu’il connaît bien mieux. Sans jamais les comparer ni même porter de jugement de valeur, l’auteur nous décrit ce contact premier, mais en donner un net ascendant à l’homme blanc : il dirige, selon ses propres critères civilisationnels, une société composée de différentes couleurs de peau, mais qui ressemble étrangement à d’autres sociétés utopistes, peuplées généralement de gens pâles. La traîtrise des indigènes les forcera à attendre que Libertalia soit affaiblie par l’expédition de Misson pour l’attaquer et la détruire, lâchement. Après une belle histoire onirique, on craint que l’auteur n’ait suggéré une cohabitation impossible, voire une organisation du travail raciale, comme le penseront plus tard les hommes du XIXe siècle en partant coloniser le continent africain, y amenant leur « œuvre civilisatrice »…
Bibliographie
Daniel DEFOE, Libertalia, Paris, L’esprit frappeur, 1998
Ouvrages généraux :
Elikia M’BOKOLO, Afrique Noire, Histoire et civilisations (tome1), Paris, Hatier-AUPELF, 1995
Jean MEYER, L’Europe et la conquête du monde, Paris, Armand Colin « U », 1996
Ouvrages spécialisé :
Daniel VAXELAIRE, Les mutins de la liberté, Paris, Phebus, 2001
Hubert DESCHAMPS, Les pirates à Madagascar aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Editions Berger-Levrault, 1972
Hubert DESCHAMPS, Pirates et flibustiers, Paris, PUF « Que sais-je ? », 1973
Peter LAMBORN WILSON, Utopies pirates, Paris, Dagorno, 1998
Gérard JAEGER, Pirates, flibustiers et corsaires, histoire & légendes d’une société d’exception, Avignon, Aubanel, 1987
Gilles LAPOUGE, Les pirates (vers la mer promise), Paris, André Balland, 1969 Sites internet :
Espace Utopie de la BNF : http://gallica.bnf.fr/utopie/
Page personnelle (assez fantaisiste, mais sympathique) : http://libertalia.site.voila.fr/
Ressources de l’Université de Besançon sur les utopies :
http://artic.ac-besancon.fr/histoire_geographie/Utopies/utopies.htm#Début
Lectures complémentaires :
J. MARTIN, OMONDL, Sang et encre : Libertalia (tome 3) (BD), Delcourt Productions, 2002
Jean MOCQUET, Voyage à Mozambique & Goa, Paris, Chandeigne, 1996