La feuille Charbinoise

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Les articles
  • Commentaires de la publication :0 commentaire

La feuille Charbinoise

Posté par Paul

 

L’histoire – la légende ? – commence en 1724 lorsqu’un mystérieux Capitaine Johnston, Charles Johnston, publie une « histoire générale des plus fabuleux pirates ». Dans son ouvrage, l’auteur raconte la vie d’un certain nombre de célébrités de la mer, et notamment d’un certain Olivier Misson, marin dissident de la « Royale », père fondateur d’une République plutôt singulière sur l’île méconnue de Madagascar. Le rédacteur n’est pas avare de détails concernant la fondation et le fonctionnement de cette micro société, à laquelle il donne le nom de « Libertalia ». Chose singulière cependant, aucune date précise n’est fournie : Johnston raconte les événements de façon chronologique mais n’indique pas à quelle date a lieu la mutinerie qui est l’événement déclencheur de la création de Libertalia. Il dit s’appuyer sur des témoignages de marins et quelques faits bien réels viennent étayer son récit : « La Victoire » est bien un navire de la flotte française, Olivier Misson a bien fait partie de son équipage et les escales indiquées pour le bateau semblent bien réelles. L’histoire est passionnante et mérite d’être racontée. Nous reviendrons ensuite sur les éléments qui permettent de douter, au moins en partie, de sa véracité.

L’un des personnages centraux de l’histoire, Olivier Misson, est d’origine provençale : il est issu de la petite noblesse et fait des études plutôt brillantes. Il révèle de vrais talents de mathématicien, mais ne rêve que de compas, de boussole et de navigation. Il embarque, en tant qu’officier, sur le bateau « La Victoire ». Lors d’une escale en Italie, il fait la connaissance d’un personnage hors du commun, un moine dominicain nommé Carracioli. Il s’agit là d’un religieux bien singulier, à la fois mystique et communiste, prônant, dans ses discours plutôt véhéments, l’établissement d’une société basée sur la justice, l’entraide et une grande rigueur morale. Les deux hommes s’apprécient mutuellement… Carracioli convertit Misson à une grande partie de ses idées ; Misson réussit à le convaincre d’abandonner son froc et d’embarquer comme lui dans le royal navire. Un combat naval va décider de la suite de l’aventure. Une rencontre avec un navire anglais, au large de la Martinique, tourne mal : tous les officiers de « La Victoire » sont tués, sauf Misson, qui prend alors le commandement du navire. Notre homme qui ne manque pas d’esprit d’initiative propose alors à son équipage de ne plus se soucier de son appartenance à la marine royale et de se lancer dans la piraterie. La pratique est courante à l’époque et, selon Jonhston, les marins acceptent. Le nouveau commandant de bord en profite pour prêcher à bord la « bonne parole » de son ami Carracioli : on parle de Liberté, d’Egalité, de Fraternité et même de morale, avec une grande rigueur, anticipant ainsi les débats qui seront au cœur de la future Révolution française. Certes on est des pirates, mais lorsque l’on tue avec un brin de sauvagerie, on argumente et si l’on capture des esclaves noirs, on s’empresse de les libérer.

Se pose alors la question de trouver une base à terre, pour commercer (sinon à quoi bon s’emparer des cargaisons des navires arraisonnés) et pour se ravitailler. La base « naturelle » des pirates à cette époque-là, est la tristement célèbre « Ile de la Tortue », mais ce site éloigné ne convient guère à Misson dont le projet est tout autre que de la vulgaire piraterie. A force de prêche, il convainc ses hommes de l’importance de trouver, pour créer leur République idéale, un territoire vierge (ou presque) et éloigné de toute mauvaise influence. « La Victoire » croise dans l’océan indien, non loin d’Anjouan et des Comorres : la côte de Madagascar s’avère être un refuge idéal. L’Afrique est méconnue au début du XVIIIème siècle et par conséquent auréolée de mystère : l’île de Madagascar encore plus. Les rares documents cartographiques que l’on possède donnent une vision à peu près exacte des côtes mais complètement farfelue de l’intérieur du pays. Misson et Carracioli choisissent la baie de Diego-Suarez à l’extrême Nord de l’île pour y fonder leur « République Internationale de Libertalia ». Madagascar présente par ailleurs l’intérêt d’être bien située sur la route des Indes qu’empruntent les navires de commerce ; n’oublions pas que même s’il ne bat pas le traditionnel drapeau noir orné d’une tête de mort, « La Victoire » est un bateau pirate… Il n’est donc pas question de dédaigner la riche cargaison des navires portugais ou hollandais croisant au large. Très diplomates, nos deux utopistes sont en très bons termes avec la Reine locale. L’île a beau être peu peuplée, il y a quand même des autochtones avec lesquels les nouveaux arrivants, philosophie oblige, essaient d’entretenir les meilleurs rapports possibles. Les « autorités » mettent donc à leur disposition quelques centaines de travailleurs comoriens qui vont les aider à édifier la capitale de leur nouvelle société. Très vite, des bâtiments se dressent au fond de la baie, cependant que quelques fortifications équipées de solides canons en contrôlent l’entrée. On n’est jamais trop prudents !

La République utopique naissante va fonctionner avec des principes singuliers et parfois contradictoires. La personnalité complexe de ses deux fondateurs n’y est pas pour rien. Jonhston n’est pas avare de détails sur les règles qui vont encadrer le mode de vie des nouveaux citoyens. Les idées libertaires côtoient les pratiques dictatoriales ; la morale, régie par des règles plutôt rigides, évolue cependant au gré des fantasmes des dirigeants. Les idées mises en pratique sont toutefois bien révolutionnaires pour leur époque et seront très vite jugées indésirables par les monarques européens, au fur et à mesure que les faits et gestes des pirates seront colportés dans leurs pays d’origine. Les richesses conquises permettent de constituer un trésor en cas de coup dur, et les excédents sont distribuées de façon égalitaire. Les terres sont mises en culture et les tâches sont réparties entre tous. Une partie des marins décide de se sédentariser. Les autres continuent leurs équipées sauvages sur l’océan. Une petite flotte de bateaux pirates se constitue avec pour base d’appui Libertalia. Selon Jonhston toujours, un certain capitaine Thomas Tew, séduit par les perspectives qu’offre le projet de Misson et Carracioli, se rallie à la cause et prend le commandement de la flotte. A terre, il n’y a plus de « pouvoir de droit divin ». Le chef de la communauté est élu au suffrage universel, sur la base d’un mandat bien défini dont il est responsable devant ses électeurs. L’esclavage est aboli et les anciens prisonniers sont intégrés à part entière dans le groupe. On ne tient pas compte de la nation d’origine ; l’idée même de nation est d’ailleurs abolie. Au fil des arraisonnements, la population de Libertalia s’accroît sensiblement, de même que sa richesse. Au faite de sa gloire, la République est peuplée de plusieurs milliers de citoyens…

La vie n’est pas toujours rose cependant et la rigueur morale que veulent imposer les deux maîtres à penser de la communauté entraine la création d’une multitude de règles et de contraintes. On retrouve dans Libertalia certains aspects qui rendront peu souriantes les utopies de Saint-Simon ou de Fourier au XIXème siècle. Chaque individu est le maillon d’une chaîne à laquelle il est extrêmement difficile d’échapper. L’individualité doit fusionner dans le collectif ; l’autonomie individuelle est réduite à portion congrue ; les principes moraux doivent être mis en pratique de la façon la plus rigoureuse. Il ne doit pas y avoir de différences entre les hommes de couleur de peau différente : les places sont imposées dans les réfectoires de façon à marquer cette mixité. Par contre le mariage entre blancs et noirs reste proscrit pour de bien mystérieuses raisons… L’idée de « pêché originel » est toujours bien présente, et, dans la philosophie de Carracioli, les tares dont les humains sont esclaves, doivent être combattues par tous les moyens. Par certains aspects, Libertalia fait un peu penser à un camp de rééducation à la chinoise ! Il n’y a ni parti, ni commissaire politique (Lénine et Trotsky ne sont pas encore passés par là), mais une mystique omniprésente. Le drapeau blanc de ces pirates singuliers porte par ailleurs cette inscription en lettres majuscules : « Dieu et liberté » (là, on s’aperçoit que c’est Bakounine qui n’a pas mis de l’ordre dans les pensées du moine dominicain défroqué !). Il me reste à évoquer, en quelques phrases, la fin tragique de cette grandiose aventure… Les Portugais apprécient fort peu les « ponctions » régulières des pirates sur leur flotte de commerce et se livrent, sans grand succès, à diverses expéditions de représailles. Les autochtones, proches de la cité idéale mais exclus de son fonctionnement, en convoitent les richesses et se livrent à diverses expéditions de pillage. Toutes ces attaques obligent les citoyens de Libertalia à maintenir un système défensif performant, à se procurer argent, armes et munitions, et donc à multiplier les actes de piraterie. Le coup fatal viendra de l’océan. Une tempête vient à bout de la vaillante « Victoire », fer de lance de la flottille de Misson, et l’amiral Tew réchappe de justesse à la noyade. Une nouvelle offensive conduite par un regroupement de tribus malgaches vient à bout des défenses terrestres de la « cité idéale » : Misson doit s’enfuir à bord d’un sloop. Il disparaitra en mer à l’occasion d’une nouvelle tempête alors que Tew meurt au combat lors d’un abordage qui tourne au désastre. La République sombre dans l’oubli ; seul un journal de bord, rédigé par Misson et emporté par l’un de ses compagnons, sera retrouvé miraculeusement à La Rochelle, quelques années après la fin de l’aventure. Cette pièce unique, d’une valeur inestimable, va servir de base à Johnston pour son récit…

L’histoire de Libertalia va soulever bien des passions : de nombreux textes, documentaires ou romancés, évoquent cette aventure et chacun y met un peu ce qu’il a envie d’y mettre, en arrangeant la « sauce à sa façon ». Le récit le plus complet figure dans le roman de Daniel Vauxelaire, « les mutins de la liberté », disponible en livre de poche. Ce qu’il faut savoir cependant c’est que tous ces écrits ont pour base unique l’histoire de la piraterie de Jonhson et c’est là que le bât blesse. Le doute va subsister pendant longtemps sur l’identité de l’auteur de cette « histoire générale des plus fabuleux pirates » et sur les motivations qui l’ont poussé à accorder tant d’importance à l’histoire de Libertalia dans son récit. La solution définitive de l’énigme ne sera finalement trouvée qu’en 1972 grâce à divers recoupements. Le Capitaine Johnston n’est autre que l’illustre Daniel Defoë, auteur de « Robinson Crusoë ». Au début du XVIIIème siècle, les grandes envolées utopiques sont en vogue et de nombreux écrivains cherchent à créer leur monde imaginaire. Toutes ces publications romancées servent de creuset au débat d’idées qui va se prolonger tout au long du siècle et qui débouchera sur les changements de régime politique en certains points du globe. Il semble qu’une pointe de jalousie à l’égard du succès de la célèbre Utopia de Thomas More, ait poussé Defoë à se lancer lui aussi sur la piste de la description d’une société idéale : un ouvrage dans lequel il puisse exprimer sa propre vision du monde à bâtir. Encore faut-il donner un soupçon d’authenticité à ce récit et le prétexte d’une histoire documentée de la piraterie est une fort bonne idée. Cette démarche lui permet d’insérer, dans un ouvrage à caractère historique, un chapitre dans lequel il peut développer sa propre vision des choses.

Faut-il estimer pour cela que « Libertalia » est une pure escroquerie intellectuelle ? Certes non et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est fort probable que pour imaginer tout cela, Defoë s’est inspiré de récits de marins croisés au fil de ses pérégrinations dans les ports, ainsi que de faits divers bien réels qu’il a amplifiés ou purement et simplement revisités. Aucun élément actuellement connu ne permet d’affirmer qu’il n’y a que légende dans le récit de l’écrivain. Pour la même raison, il est impossible de déterminer la part du réel et celle de l’imaginaire. Ce livre constitue un témoignage supplémentaire permettant de se faire une idée sur la façon dont les intellectuels, à cette époque, percevaient l’idée de société idéale. Le récit de Johnston et les exégèses qui en ont été faites, permettent de juger de la pénétration des idées révolutionnaires dans la réflexion des philosophes, un siècle ou un demi-siècle avant qu’elle ne se traduise, dans les faits, par un ensemble de mouvements sociaux de grande ampleur. Deux autres facteurs méritent aussi d’être pris en compte : le fait que le projet social de Defoë est l’un des premiers à envisager une société dans laquelle se côtoieront des hommes de nationalités et surtout de couleurs de peau différentes (et cela est rare dans des écrits concernant avant tout « les blancs civilisés ») ; le fait aussi que le « roman » de Defoë a été un prétexte à de nombreuses réflexions, rêveries et autres lectures plaisantes. Bref tout cela reste à la fois fort mystérieux et fort plaisant ! Echaffauder des théories sur le papier permet parfois d’avancer dans les débats, même si l’épreuve des faits reste bien entendu la plus intéressante. La littérature contemporaine de Science-Fiction n’a pas manqué d’explorer cette piste. En disant cela, je pense tout particulièrement au remarquable ouvrage d’Ursula K. Le Guin, « Les Dépossédés » dont je vous parlerai sans doute lors d’une de ces longues soirées hivernales propices à la rêverie.

NDLR Pour rédiger ce billet, mes sources sont nombreuses et je ne les citerai que de façon partielle. Il y a d’abord le roman « Les mutins de la liberté », mentionné dans le texte. Il y a aussi l’excellent ouvrage de Gilles Lapouge, « les pirates », publié dans la « petite bibliothèque Payot ». Sur Internet il y a une excellente étude universitaire rédigée par Pierre Henquinez que vous pouvez consulter pour compléter de façon substantielle mon propos. Il y a aussi une chronique publiée sur un site intitulé « le Tref et l’Aucube » en septembre 2006 et un article du journal « L’humanité » publié en 2001… J’allais oublier l’essentiel : le texte de Defoë, Libertalia, a été réédité par « l’esprit frappeur » en 1998. Il ne semble plus disponible en librairie mais on peut le trouver chez un bouquiniste. Rendons à César… Bonne lecture !

http://www.lafeuillecharbinoise.com/?page_id=2

.

Laisser un commentaire