Les chemins de la liberté
L’utopie hissée haut
Grandes destinationsdossier
A la fin du XVIIe siècle, dans la baie de Diego-Suarez, à Madagascar, flotte le pavillon noir. Des pirates ont fondé là Libertalia, un éden de liberté et de partage, une république au temps de la monarchie.
(Photo Bernard Demenge. Picturetank)
par Marine Dumeurger
publié le 20 juillet 2014 à 18h06
Il était une fois, sur une côte lointaine de l’océan Indien, une communauté pirate bercée par les embruns et les vapeurs de rhum. Un lieu à part, façonné par les rêves et les trésors. La fascinante Libertalia a-t-elle vraiment existé, ou est-ce seulement une utopie, sauvage et romantique ?
Son histoire débute dans un livre, publié à Londres dans les années 1720 : Histoire générale des plus fameux pyrates. Mais cette histoire commence aussi par un mystère. Qui est le capitaine Johnson, qui signe de sa main experte cette bible sur la piraterie ? Plusieurs chercheurs y voient la plume de Daniel Defoe. Le style est identique, la thématique proche de ses sujets de prédilection. L’auteur de Robinson Crusoé a déjà sillonné d’autres mers imaginaires, et ne signe pas toujours ses œuvres… Pour nous raconter ces aventures pirates, l’enfant rebelle aux idées humanistes aurait fréquenté les tavernes londoniennes de Wapping, Stepney, Shadwell, ces quartiers marins, qui respirent au gré des rumeurs de la mer.
Saisir la fortune
Sous sa plume, Libertalia dessine ses contours. Une aventure éphémère, fondée par deux marins : le capitaine Misson, un Français bien né «à l’humeur vagabonde», et Carracioli, un prêtre débauché qui finira défroqué à force de libertinage. Ensemble, préférant le tumulte à une vie bien ordonnée, ils embarquent à la fin du XVIIe siècle sur le Victoire, un navire de commerce français. Au cours d’une attaque anglaise, ils perdent leur capitaine et décident de «saisir la fortune à bras-le-corps». Une nouvelle vie commence, sous les couleurs du Jolly Roger, le mythique pavillon noir à tête de mort.
Des Caraïbes au golfe de Guinée, jusqu’aux côtes de l’Afrique australe, après quelques abordages, ils trouvent à Madagascar leur éden pirate : une baie au nom suave, assourdie de soleil, «Diego-Suarez», un lieu idéal pour jouir du fruit de leurs rapines. Le capitaine poursuit : «L’île de Madagascar offre tout ce qui est nécessaire à la vie. […] Les mers qui l’entourent sont poissonneuses, les forêts giboyeuses et les entrailles de la terre riches de mines d’un fer très pur.» Ici, leur gagne-pain est à portée de main : la route des Indes et ses navires commerçants, chargés de soieries, d’épices, de pierres précieuses ou de vins.
Dans ce havre de paix, à l’abri du Vieux Monde, les mutins s’organisent. Ainsi, nous détaille l’auteur, chaque groupe de dix hommes élit un représentant à l’assemblée constituante, chargée de voter des lois. Tout est mis en commun. Les butins sont partagés. Les retraites et accidents de travail – nombreux chez les pirates, qui ont choisi une vie dangereuse – sont couverts par la communauté. Comme un vrai père attentif et soucieux, Misson, élu capitaine pour trois ans, promet de n’employer son pouvoir que dans l’intérêt de tous. «Notre cause est brave, juste, innocente et noble, car elle se nomme liberté.»
A lire Johnson, ces pirates-là n’ont rien de brutes sanguinaires. Sur les bateaux attaqués, ils pratiquent une piraterie quasi philanthropique, confisquent les biens et le rhum, mais laissent l’équipage libre de les rejoindre, décident du sort du commandant en fonction de sa réputation auprès de ses hommes et libèrent les esclaves. A Libertalia, après les périls de la mer, il fait bon vivre. L’alcool coule à flots, la vie est joyeuse, mais courte. Les paradis subversifs ne sont sans doute pas faits pour durer… Après quelques années, «au plus noir de la nuit», le bastion est attaqué par «les naturels». «Hommes, femmes, jeunes, vieillards, tout y avait passé avant d’avoir pu se mettre sur la défensive», relate le capitaine Johnson. Triste fin pour de si beaux idéaux.
Libertalia aurait pu s’arrêter là. Anéantie à jamais au fond d’un recueil ou enfouie sous les sables blonds de Madagascar. Mais c’était compter sans le formidable pouvoir d’attraction du turbulent Jolly Roger…
Pierre Van den Boogaerde
Pour Pierre Van den Boogaerde, cette communauté alternative n’a rien d’un mythe. A ses heures perdues, cet ex-représentant du FMI à Madagascar court après les navires pirates. En 2010, plongeur passionné d’histoire, il publie un livre sur les épaves de l’île et y consacre un chapitre entier aux bateaux pirates. Lors de ses recherches, il consulte cartes et ouvrages anciens et, dans le grenier des Archives malgaches, découvre un original du capitaine Johnson et fait connaissance avec Libertalia.
Méthodique, Pierre Van den Boogaerde revient sur ce qui le pousse à y croire. D’abord, les dates concordent. Entre 1650 et 1730, c’est l’âge d’or de la piraterie dans l’océan Indien. Les pirates se comptent alors par milliers. Le XVIIe siècle et tous ses conflits – guerre de Trente Ans – ont laissé une horde de mercenaires désœuvrés. Mobilisés pour piller les navires ennemis, ces marins chevronnés ont fait carrière dans la rapine. Lorsque les hostilités s’achèvent, ils deviennent incontrôlables. Faute de débouchés, ils se mettent à leur compte et hissent le pavillon noir. A cette époque, le commerce maritime s’accroît. Des convois fabuleux arpentent les mers. Ils participent à la traite négrière, les soutes emplies de bijoux et d’épices, voguant vers La Mecque ou vers les colonies… De son côté, l’île rouge, elle, n’est pas unifiée. «A la fin du XVIIe siècle, Madagascar appartient à une flopée de petits roitelets. En s’alliant avec eux, les pirates pouvaient y jouir d’une paix royale», détaille Pierre Van den Boogaerde. Proche des voies maritimes, l’île est éloignée du pouvoir des grandes puissances. «Nous sommes certains que des petites communautés pirates, sans doute très égalitaires, s’y sont installées. Une dizaine d’entre elles, comme celle de Sainte-Marie, ont laissé des traces, bien documentées.»
Mais il y a aussi un personnage clé : le capitaine Tew. Selon l’écrivain Johnson, ce pirate rejoint Libertalia après sa fondation. C’est le seul protagoniste que Pierre Van den Boogaerde a trouvé dans d’autres archives. Rentré en 1693 à Rhode Island, aux Etats-Unis, le pirate demande son pardon devant la cour et évoque brièvement un séjour sur l’île rouge. «Même si elles sont romancées, embellies, toutes les aventures évoquées dans l’Histoire générale des plus fameux pyrates sont inspirées de la réalité. […] Alors bien sûr, il y a cette histoire de paradis pirate, d’utopie, mais il ne faut pas oublier que nous sommes au XVIIIe siècle, au temps de Rousseau et des humanistes. Cette société idéale est un bon moyen de dénoncer celle qui est en place.»
Spécialiste du monde de la mer au XVIIIe siècle, Marcus Rediker atteste lui aussi de l’existence de bases autonomes à Madagascar à cette époque. Aux yeux de cet universitaire militant – qui considère les pirates comme des précurseurs des mouvements anticapitalistes modernes -, Libertalia n’a pas réellement existé mais «incarne les pratiques et les traditions pirates du début du XVIIIe siècle».
Diego suarez
Un monde inversé
Il les explique dans son ouvrage, Pirates de tous les pays. La navigation est alors l’une des professions les plus dangereuses. A bord des navires marchands, la vie est dure, les marins souffrent de la faim, de la maladie, de l’arbitraire du commandement. Les châtiments sont courants et odieux. En opposition, le navire pirate est un monde inversé. Les mutins y sabordent l’autorité classique, travaillent pour eux-mêmes, s’entraident, partagent les galères et les gains. Les mauvais capitaines peuvent être destitués. Les décisions sont prises de façon collective. Et Libertalia s’érige en «république à l’époque de la monarchie, en démocratie à l’époque du despotisme.» Un lieu alternatif, où les nationalités se mélangent, où tout est possible, surtout l’espoir. Mais le rêve des uns se transforme en cauchemar pour les autres. Après bien des guerres, les grandes puissances parviennent finalement à s’allier. Au milieu des années 1730, elles anéantissent ces zones de non-droit pour assurer la sécurité en mer. Ce sera la fin de la piraterie occidentale dans l’océan Indien.
Pourtant, le mythe libertaire pirate est loin d’avoir dit son dernier mot… Nicolas Norrito fait partie de ses otages, consentant. Lui aussi a fondé Libertalia, son îlot libertaire, à Montreuil, en 2007 : une petite maison d’édition indépendante et anarchiste. «On cherchait un nom et on est tombé d’accord sur Libertalia. Cette utopie solidaire et ces robins des mers nous ont plu.» Sous les collections Terra incognita ou A boulets rouges, ils publient des ouvrages militants sur les bagnes, les pirates, traduisent Marcus Rediker et le capitaine Johnson, fascinés par toutes ces histoires de contre-sociétés. «Régulièrement, des gens m’appellent. Ils veulent partir sur les traces de Libertalia, me demandent des contacts. Je ne sais pas quoi leur répondre…»
A quelque 8 500 kilomètres, au nord de Madagascar, Diego-Suarez existe toujours. Féru de culture locale, Cassam Aly, un Malgache, connaît bien cette histoire de Libertalia, et confirme : «Aucune preuve historique n’atteste son existence, pourtant la baie de Diego-Suarez est bien là, quelque part entre Nosy Be et la baie des Pirates.»
Mais à Madagascar, les noms sont changeants et souvent trompeurs. Située au niveau du cap d’Ambre, la ville abrite aujourd’hui un bar et une bière nommés Libertalia. Une poignée de Malgaches ont même les yeux bleus. Et l’on raconte qu’ils seraient des descendants des marinsen fuite… ou de colons, selon les versions.
Alors, Libertalia a-t-elle existé ? Nicolas Norrito hausse les épaules. «Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi la piraterie fait rêver, car il existe peu de domaines où la fiction occulte à ce point la réalité. Qu’elle ait existé ou pas, après tout, peu m’importe. L’essentiel, c’est que les gens y croient, car c’est porteur d’espoir.»
Sources : «Libertalia, une utopie pirate», extrait de l’«Histoire générale des plus fameux pyrates», de Daniel Defoe, postface de Marcus Rediker, éd. Libertalia, 2012, 142 pp. ; «Pirates de tous les pays», de Marcus Rediker, éd. Libertalia, 2008, réédité en 2014, 288 pp. ; «Le Grand Livre des épaves de Madagascar», de Pierre Van den Boogaerde, éd. Orphie, 2010, 344 pp. Pour plonger dans l’univers pirate, la série «Black Sails» raconte les aventures légendaires du capitaine Flint.